19/05/2011

Le mythe fondateur

Wilhelm va négocier ce mois-ci le contrat du siècle. Que dis-je, ce mois-ci? Aujourd’hui! C’est aujourd’hui qu’il doit négocier. Il transpire et sourit vaguement, tout minuscule et insignifiant dans la rue, avec sa petite tête moche qui avance sur le gris des murs, contenant humblement ce grand cerveau si précieux pour l’entreprise. Wilhelm est l’homme qui sauve des faillites, il est l’homme du contrat juteux et du redressement budgétaire. Wilhelm is the man, comme ils disent. Un héros moderne.

Il entre dans la pharmacie, s’assure qu’il n’y ait pas de clients tapis dans les coins et dit à l’employée, très vite : «Bonjour Madame, je suis constipé depuis une semaine et mon sirop Valverde ne fait plus d’effet. Que me conseillez-vous?»

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13/02/2011

La fille qui a peur

Toute seule, enfin ! Elle soupire, époussette son manteau tandis que la porte se referme derrière elle. Elle met les mains dans ses poches avec une désinvolture heureuse et s’éloigne de l’immeuble. C’est le soir, la grande obscurité jaune s’est déjà engouffrée dans la ville ; on entend là-bas des bruits de moteurs, ici il n’y a rien que le silence mat des débuts de soirée. Quelque chose accroche son regard vers le mec devant elle ; elle ne s’y arrête pas. Elle regarde les vitrines, contente, toujours résolument désinvolte. Tiens le mec titube… C’est ça qui avait accroché son regard. Quand il passe sous un lampadaire, elle voit que le mec s’est pissé dessus. « Peut-être est-ce de la merde ? » La voilà d’un coup peureuse, parce qu’il titube et pourrait s’arrêter. Il lui dirait alors quelque chose… Et s’il l’agressait ? Les mecs bourrés… S’engouffrent comme un poison des souvenirs de mecs bourrés, et la sensation physique de la longue rue vide. Elle se sent vermicelle maintenant, perçoit bien ses muscles minuscules et son sac à main rebondi.

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05/11/2010

Irina Lang se marie

Ça a commencé à mon deuxième stage non-payé. Une sorte de légère fatigue. Jusque là, je n’étais pas comme ça, je vous assure. La vie était plus simple. Je dirais que j’étais intègre, voilà ce que je dirais.

La société est bien faite: une fois qu’on n’en peut plus de vivre les uns sur les autres dans nos colocations, qu’on est fatigués d’acheter des fringues à H&M, une fois qu’on s'est mis à rêver devant les lave-vaisselle de nos parents et qu’on a compris combien la résistance, la désobéissance, la révolte ou le désaccord, bref la liberté, avaient pour prix des appartements pourris et le mépris condescendant des régies, c’est là qu’on reçoit un job bien payé. Pas avant. On nous garde le plus longtemps possible la tête à peine au-dessus des flots, un peu suffoquants à la plus petite vague, et sitôt épuisés, c’est bon: on peut entrer dans le système. Moi, longtemps j’ai cru que je mourrais pour mes idées. Mon cul. On me menace de m’arracher un ongle, je trahis toute la Résistance.

Elle fronce les sourcils et les défronce, s’approche de la glace. En plus je vieillis. Une ride bien marquée, là, entre les sourcils. Elle la connaît bien cette ride, c’est pas le problème. C’est juste que ce jour-là précisément, on ne sait pas trop pourquoi, mais ce jour-là justement, elle est particulièrement désespérée de voir l’emprise ferme et définitive de cette ride entre ses sourcils.

Et dans une heure il sera là…

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15/09/2010

Les jours ordinaires

Marc est accoudé contre le rebord de la fenêtre ; il regarde les nuages. C’est ce qu’il préfère, lorsqu’enfin le temps s’arrête et que les nuages prennent l’intérieur de sa tête. Il cesse de penser, ne participe plus. Il est ces nuages lourds, baladés dans un grand souffle. Plongé hors du temps, heureux.

Derrière lui, la porte claque. Il sursaute. Descend du ciel et retrouve son appartement, se retourne ; elle est en train de poser sa veste sur le porte-manteau. Elle s’approche. « Toujours dans les nuages ? » Il hoche la tête. Ils se sourient. Silencieux encore, il pose une main chaude sur sa joue à elle, qui est glacée : « Il fait froid…
-Oui… On ferme la fenêtre ? » Il s’éloigne un peu du rebord ; elle ferme la fenêtre.
« T’es prêt ?
-Quoi ? déjà ?
-On a rendez-vous à 19h...
-Ah, pardon, je croyais que c’était à 19h30… Je vais me laver les dents. » L’écarte un peu de lui. « Ça va, comme je suis ? » Elle le regarde, amoureuse, ses beaux yeux, la délicieuse, son beau regard qui le détaille : « T’es le plus beau, de toute façon…
-Non, mais comme je suis habillé, je veux dire… Je devrais mettre une chemise?
-Ah, mais non. J’aime bien ce t-shirt. » Et parce qu’il lui plaît tant, elle s’approche et l’enlace. Elle a dans les mains tout son torse fin, elle le respire. Après quelques secondes, il s’éloigne : « Faut que je me lave les dents, on va être en retard, je déteste ça. »
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