Lecture jeudi 3 mai au Musée jurassien d'art et d'histoire, présentée par l'Association Le Temps des Cerises: http://www.letempsdescerises.ch/spip.php?article16
C'est à 20h15, et c'est à Delémont!
Ils sortent en se tenant la main.
“On the road again!” La toyota de ses parents démarre comme sur des rails; il remet ses lunettes de soleil, elle regarde les monts environnants avec un regard de vamp. Elle a mis ses talons et acheté une paire de fausses Ray-ban en Italie. Ils vivent le voyage à fond la caisse.
Ils ont 22 ans et c’est leurs premières vacances en amoureux.
Wilhelm va négocier ce mois-ci le contrat du siècle. Que dis-je, ce mois-ci? Aujourd’hui! C’est aujourd’hui qu’il doit négocier. Il transpire et sourit vaguement, tout minuscule et insignifiant dans la rue, avec sa petite tête moche qui avance sur le gris des murs, contenant humblement ce grand cerveau si précieux pour l’entreprise. Wilhelm est l’homme qui sauve des faillites, il est l’homme du contrat juteux et du redressement budgétaire. Wilhelm is the man, comme ils disent. Un héros moderne.
Il entre dans la pharmacie, s’assure qu’il n’y ait pas de clients tapis dans les coins et dit à l’employée, très vite : «Bonjour Madame, je suis constipé depuis une semaine et mon sirop Valverde ne fait plus d’effet. Que me conseillez-vous?»
Toute seule, enfin ! Elle soupire, époussette son manteau tandis que la porte se referme derrière elle. Elle met les mains dans ses poches avec une désinvolture heureuse et s’éloigne de l’immeuble. C’est le soir, la grande obscurité jaune s’est déjà engouffrée dans la ville ; on entend là-bas des bruits de moteurs, ici il n’y a rien que le silence mat des débuts de soirée. Quelque chose accroche son regard vers le mec devant elle ; elle ne s’y arrête pas. Elle regarde les vitrines, contente, toujours résolument désinvolte. Tiens le mec titube… C’est ça qui avait accroché son regard. Quand il passe sous un lampadaire, elle voit que le mec s’est pissé dessus. « Peut-être est-ce de la merde ? » La voilà d’un coup peureuse, parce qu’il titube et pourrait s’arrêter. Il lui dirait alors quelque chose… Et s’il l’agressait ? Les mecs bourrés… S’engouffrent comme un poison des souvenirs de mecs bourrés, et la sensation physique de la longue rue vide. Elle se sent vermicelle maintenant, perçoit bien ses muscles minuscules et son sac à main rebondi.
Ça a commencé à mon deuxième stage non-payé. Une sorte de légère fatigue. Jusque là, je n’étais pas comme ça, je vous assure. La vie était plus simple. Je dirais que j’étais intègre, voilà ce que je dirais.
La société est bien faite: une fois qu’on n’en peut plus de vivre les uns sur les autres dans nos colocations, qu’on est fatigués d’acheter des fringues à H&M, une fois qu’on s'est mis à rêver devant les lave-vaisselle de nos parents et qu’on a compris combien la résistance, la désobéissance, la révolte ou le désaccord, bref la liberté, avaient pour prix des appartements pourris et le mépris condescendant des régies, c’est là qu’on reçoit un job bien payé. Pas avant. On nous garde le plus longtemps possible la tête à peine au-dessus des flots, un peu suffoquants à la plus petite vague, et sitôt épuisés, c’est bon: on peut entrer dans le système. Moi, longtemps j’ai cru que je mourrais pour mes idées. Mon cul. On me menace de m’arracher un ongle, je trahis toute la Résistance.
Et dans une heure il sera là…